Extrait de texte. Hors donc ces considérations extravagantes, l’ambiance joviale apportée dans le bistrot des Dubourret par le signe de croix à la mode de Jules, venait d’être transformée en une atmosphère de suspense terrifiant par l’arrivée insolite de l’informatrice. Et l’inénarrable Félicie narra : « Ouh ! Comme je la plains ! La pauvre ! Comme elle a souffert ! Que c’était pénible à voir ! J’en tremble encore. C’était à peine supportable. » Les visages, qui étaient au sérieux-clair, passèrent au grave-foncé. La crainte de Polin prenait subitement des proportions dramatiques et on pouvait le voir blanchir comme une nuit sans sommeil. « Et ses grands yeux vides qui demandaient... qui imploraient... qui suppliaient... de l’aîde... de l’aîîîîde... » Comme on pouvait s’en rendre compte, Félicie était très théâtrale dans ses tirades. Elle jouait avec ses bras, son visage et sa voix pour accentuer l’aspect lugubre de ses déclamations et elle le faisait avec tant d’aisance que l’on pouvait la croire capable d’interpréter du Shakespeare en version originale tout en traduisant les répliques en Français visuel. Pendant qu’elle récitait son monologue, Polin se rendit coupable d’un réflexe inattendu. Au passage, il intercepta mécaniquement la bouteille d’Armagnac hors d’âge que Tiburce apportait à la table voisine pour honorer la commande de sa cliente, et sans attendre, pour se remonter, il but une rasade au goulot... et quelle rasade ! « C’était terrrrrible.... C’était terrrrrible ! poursuivit la rapporteuse. » En entendant cette voix obsédante et sans respirer, Polin s’octroya de nouveau l’équivalent de deux verres de vin, non… de deux verres à orangeade de remontant. « Et ce chiffon, déchiré par ses dents ! Elle l’a laissé tout esperréqué, tout déchiré. » Polin avait pris la cadence et il atteignait sa vitesse de croisière. Le goulot vissé aux lèvres, il poursuivait toujours de la même manière sa remise en forme, et Tiburce qui tenta de réduire le débit en abaissant le cul de la bouteille, reçut un coup de coude dans le ventre qui le laissa sans respiration. « À peine si elle avait la force de gémir comme ça... Ouaïll... Ouaïll ! Mon Dieu, comme elle a dû ssssouffrir ! » Polin était au pilori. La bouteille, quant à elle, après la quatrième rasade se trouvait presque réduite à l’état de verre de récupération. « Mais enfin Félicie ! Décide-toi ! Au fait ! Parle ! ordonna le curé à priori plus présent et plus réaliste que les autres : — Tè ! enfin, pour tout vous dire... et pour vous le dire sans détour, sans arrière-pensée et sans état d’âme... sinon je ne serais pas venue vous le dire, mais j’ai pensé que ça pouvait vous intéresser. Alors je me suis dit qu’il valait mieux que je vienne tout de suite, et pourtant, j’aurais eu de quoi m’occuper, croyez-moi. Mais vous savez ce que c’est, on hésite, on hésite, et puis après, on se reproche de n’avoir pas réagi dans la minute ou on se dit qu’on aurait dû y penser avant et on regrette de n’avoir pas pris la bonne décision. C’est comme l’autre jour quand on m’a appris que c’était à cause de… — Mais tu vas t’arrêter vieille chouette ! l’interrompit brutalement Titi. Tu ne vas pas te mettre à ressembler au père Chichous, non ? — Bon ! Puisque tu le prends comme ça…c’est né quoi ! » Une esquisse de sourire revint sur les visages jusque-là crispés. Ce n’était pourtant pas une surprise ! Tout le monde l’attendait cette naissance, mais ça ne faisait rien. Tous avaient partagé les souffrances de la maman et de savoir que son calvaire imprévu, ou tout au moins inattendu était terminé... ça les soulageait. « Et qu’est-ce que c’est ? demanda Amélie. Un garçon ? Une fille ? » Polin lui aussi se sentit plus rassuré. Le plus dur étant passé, il se relâcha un peu. Fier de lui, il but, puis... il rebut, mais cette fois-ci, pour le plaisir, ensuite il tendit la bouteille à Tiburce. Ravi de l’aubaine mais toujours méfiant, ce dernier jeta un rapide coup d’œil vers sa femme et, en cachette, il se mit en devoir d’honorer la divine liqueur. Hélas pour lui, la bouteille était bel et bien boeyte, vide, comme les trous noirs de la galaxie et l’infortuné aubergiste qui se trouvait aussi décontenancé qu’elle, la tourna désespérément goulot vers le bas et force lui fut de constater qu’il ne restait pas la moindre goutte de liquide à éponger. Il dut se contenter de humer avec délectation le dessus du goulot pour tenter de trouver un peu de volupté mais, comme il avait perdu l’odorat depuis plusieurs années, il était chocolat sur tous les plans, le type. Durant cet intermède œnologique, Félicie apporta les précisions demandées. « Éh bé ! Ma pauvre, figure-toi, que les deux premiers, ce sont des garçons ! » En recevant cette information, l’œil droit de Polin se tourna vers le plafond et son œil gauche se mit à compter les lames du parquet. Des jumeaux ! Deux à la fois ! Voilà ! Voilà le résultat de l’échographie ! Il avait raison de se méfier Polin. Heureusement qu’il n’y était allé qu’une seule fois... enfin sa femme tu’ois, sans quoi il en aurait récolté une demi-douzaine de mouflets. Ça c’est déjà vu, tu’ois ! En tout cas, il accusait le coup. Sa langue, entièrement visible à l’intérieur d’une bouche qui avait pris la dimension d’une boule de pétanque lyonnaise, faisait un nœud autour de ses amygdales. Ses cheveux se dressaient avec une telle vigueur que son béret se mettait en pointe au point de ressembler au chapeau d’un clown blanc, et ses oreilles en profitaient pour faire allègrement crépiter des « Bravo ! Bravo ! » comme des nageoires d’otarie savante. Quel cirque ! Sans même remarquer ce phénomène pourtant digne d’attention, le tourne disques Féli-Sony lancé en soixante-dix-huit tours, continua de crachoter : « Attends ! Et pendant que je cherchais des affaires pour le troisième, la quatrième est arrivée... » Pin-pon ! Pin-pon ! Polinot ! Au secours ! Le pôvre Polinot voulut se lever mais en entendant la HI-FI de service, il se rassit, ou plutôt, il s’allongea sur sa chaise. Il était aussi raide qu’un madrier de vieux chêne qu’on aurait appuyé sur le dossier du siège. Ça, pour ce qui était de l’écho, il y en avait eu de l’écho… graphie ou pas, il y avait eu de la répercussion. Même dans la plus encaissée des vallées pyrénéennes, il ne pouvait pas y avoir autant d’écho que dans la salle du « génie-cologue » et ça, alors même qu’elle ne voulait pas y aller madame Laridan. |